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Comment les divisions sur le conflit israélo-palestinien montrent les faiblesses de la gauche

Publié le 18 octobre 2023 Mis à jour le 1 février 2024

À l’aune des massacres commis au Proche-Orient par le Hamas, Christophe Sente analyse la fragmentation de la Nupes en France et le panorama de la gauche européenne. Article paru dans The Conversation.

Christophe Sente, Université Libre de Bruxelles (ULB)

À l’aune des massacres commis au Proche-Orient par le Hamas, la fragmentation de la Nupes semble relever d’un fait divers.

Elle n’est pas causée par la nouvelle étape du conflit israélo-palestinien. Elle ne constitue sans doute pas non plus le stade ultime de la décomposition du cartel formé par la France Insoumise, le PS et les écologistes, ni par la position du PCF qui « prend acte de l’impasse » dans laquelle se trouverait la Nupes.

Fragile dès sa formation en 2022, cette alliance d’une gauche française, amputée par la constitution de la République en Marche en 2016, lui a permis d’exister lors des dernières élections législatives. Divisée sur la question centrale du rôle de l’Union européenne, elle avance en ordre dispersé. Ses principaux dénominateurs communs demeurent la recherche de la chute du gouvernement d’Elisabeth Borne et de l’incarnation d’une alternative à Emmanuel Macron comme à Marine Le Pen.

Des difficultés européennes

L’importance des divergences au sein de la Nupes dans la qualification des meurtres et des prises d’otages par la branche militaire du Hamas n’est pas pour autant à minimiser. Elle renvoie à la difficulté de la gauche européenne de trouver un électorat stable alors que de nouvelles droites populaires achèvent de lui enlever le monopole de la contestation sociale.

Au lendemain des tueries perpétrées par les commandos palestiniens,le contraste entre les propos du chancelier social-démocrate allemand et de la France Insoumise est par exemple évident. Pour Olaf Scholz, Israël a le « droit de se défendre » contre des attaques « barbares ».

Par contre, pour le groupe parlementaire français, il ne parait pas y avoir de hiérarchie entre les formes de violence des deux parties au conflit. Selon les termes d’un communiqué controversé :

« L’offensive armée de forces palestiniennes menée par le Hamas intervient dans un contexte d’intensification de la politique d’occupation israélienne à Gaza, en Cisjordanie et à Jérusalem-Est. »

Il n’y a guère que le député LFI de Paris Rodrigo Arenas pour déclarer que « La justesse des causes anticoloniales et du refus des oppressions perdent leur légitimité le jour où elles acceptent les massacres de civils et le terrorisme aveugle ».

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Les ambiguïtés de la France Insoumise à l’égard des crimes commis le week-end des 7 et 8 octobre doivent un peu à l’héritage de l’extrême gauche européenne des années 1970. Pour celle-ci, l’OLP de Yasser Arafat restait un mouvement laïc de libération nationale poursuivant une cause juste, même lorsque des athlètes israéliens étaient assassinés à Munich en 1972 par Septembre noir.

Cette mouvance, alimentée par la propagande « anti-impérialiste » chinoise et cubaine, attribuait un caractère progressiste aux nationalismes arabes. Elle ne reconnaissait aucune valeur aux réalisations démocratiques et économiques d’Israël. La dimension socialiste du projet sioniste initial était notamment ignorée.

Une gauche européenne à bout de souffle ?

Le poids de cet héritage ne doit pourtant pas être surestimé même si l’hostilité à l’égard d’Israël est encore caractéristique de forces ou de membres de la gauche radicale, notamment en Espagne, en Belgique, en Grande-Bretagne et en Grèce.

Il ne permet pas de comprendre que ce qui se joue à gauche aujourd’hui, de la Scandinavie au nord de la méditerranée, n’a plus rien à voir avec les gesticulations du gauchisme pour reprendre le terme de Lénine. L’enjeu relève de la mathématique électorale des forces gouvernementales.

Actuellement, la gauche d’origine socialiste reste une force politique importante en Europe mais elle a perdu sa dimension hégémonique. D’abord, en France comme en Espagne ou en Suède lorsque le gouvernement Lofven était encore en place (jusqu’en juin 2021), elle ne recueille plus un nombre de voix suffisant pour gouverner seule. Ensuite, les électeurs les moins aisés ont retiré leur confiance à un discours promettant la garantie d’une vie bonne par une correction marginale de l’économie sociale de marché, incapable d’à assurer un pouvoir d’achat suffisant à tous les travailleurs.

Dans ce contexte d’affaiblissement et de fragmentation des partis, deux options ont été expérimentées par la gauche, avec un succès variable.

Deux expérimentations aux résultats mitigés

La première est d’origine anglo-saxonne et germanique. Privilégiée par les sociaux-démocrates, elle parie sur la régulation du libéralisme économique et l’organisation politique de la mondialisation. Elle entérine la perte d’audience auprès des salariés les moins rémunérés et compense cette perte par la recherche du vote des classes moyennes, mais aussi des jeunes, des femmes et des différentes minorités culturelles et sexuelles.

Clip de campagne présidentielle de Bill Clinton, 1992 (John Froio et Cheryl Froio/Deed of Gift).

Inspirée par les New Democrats de Bill Clinton, elle a été importée par les gouvernements successifs de Tony Blair et Gordon Brown en Angleterre. Introduite en Allemagne, sur la base d’un rapprochement avec les écologistes, depuis Gerhard Schröder, elle a été préconisée en France par la Fondation Terra Nova et y a inspiré les gouvernements socialistes depuis Lionel Jospin. Si elle n’a pas profondément modifié la sociologie, vieillissante, des partis, elle a, au moins un temps, contribué à leur maintien au pouvoir.

Cette recomposition du socle électoral de la gauche implique de conserver la valorisation de l’économie de marché et le libéralisme culturel typiques du réformisme social-démocrate. Elle demande aussi de miser sur la construction européenne et l’extension à l’échelle mondiale de son principe constitutif d’encadrement du libre-échange par des organisations internationales.

La seconde est notamment inspirée en France par les philosophes Michel Foucault et Chantal Mouffe. Elle vise à agréger les individus estimés exposés à la « domination », économique mais aussi culturelle et sociale, réputée typique du capitalisme.

Conformément à une relecture du schéma marxiste par Antonio Negri, une « multitude » d’individus seraient discriminés en raison de leur place subalterne sur le marché du travail, leur genre, leurs croyances ou encore leurs origines géographiques. Ils sont supposés constituer une majorité qu’il revient à la gauche d’éveiller à la conscience politique d’elle-même. Cette option emporte que les sociétés européennes ne sont pas réformables par des accommodements raisonnables avec le capitalisme mais que des bouleversements, incluant par exemple la fondation d’une VIe république dans le cas français et la remise en cause des traités européens, est nécessaire.

Populisme, woke : la direction Mélenchon/Bompard

En France, cette seconde option a été adoptée par la France Insoumise dès sa constitution. Elle lui a valu d’être qualifiée indifféremment de « populiste » en raison de son intention de représenter un « peuple » comme de « woke » pour son investissement dans la défense de minorités.

Depuis la mise en place d’une nouvelle direction animée par Manuel Bompard en décembre 2022, un discours à destination la population d’origine arabe et de confession musulmane a gagné en visibilité. Il a, jusqu’à présent, signifié reléguer au second plan la thématique laïque longtemps caractéristique du discours de Jean-Luc Mélenchon au profit de la justification de l’abaya dans l’espace public, voire de la violence spontanée en réaction à un racisme attribué à des membres des forces de l’ordre.

L’efficacité de ce discours assez spécifique à la France dans le contexte européen est à présent mise à l’épreuve par la résurgence du conflit israélo-palestinien. Plus subtil que ce qui en est retenu dans le cadre des joutes médiatiques, le discours politique de LFI évite un alignement sur l’une ou l’autre force politique palestinienne en même temps qu’il se prévaut d’une distinction entre antisionisme et antisémitisme.

Une confusion dangereuse pour la société française

Quoiqu’il en soit, ce discours s’il développe une sympathie indifférenciée et appuyée pour les populations d’origine arabe et de confession musulmane en France et en Palestine, est porteur de deux implications.

La première est d’exposer la société française au risque d’une confusion entre l’agenda politique de celle-ci et celui d’autres régions du monde.

Une démagogie qui encouragerait l’assimilation, ne serait-ce que par le fait d’une juxtaposition des propos, d’une part de la violation de droits des Palestiniens par le gouvernement Nétanyahou et d’autre part de la défense de la laïcité des services publics français serait potentiellement explosive. Comme Benedict Anderson l’a montré, les nationalités sont avant tout des communautés imaginaires et imaginées. De ce fait, contribuer à la formation d’une communauté dont les frontières ne correspondraient plus aux frontières d’un État démocratique mais engloberaient des zones de guerre est dangereux car de nature à étendre géographiquement le cadre des violences.

La seconde est de décentrer le débat politique national. La pérennité de la démocratie demande à ses acteurs de ne pas cliver la société civile par des discours réducteurs qui opposent « amis » et « ennemis ». Elle sollicite le caractère fédérateur des partis et leur aptitude à n’inscrire à l’agenda que ce qui est atteignable par la représentation des citoyens et une mise en commun, fiscale, de moyens.

Autrement dit, il n’y a pas en France, ou ailleurs en Europe, une question arabe et/ou musulmane, mais bien la nécessité, pour garantir la paix civile, de débats respectueux des principes constitutionnels sur la place des religions dans l’espace public, sur la gestion des flux migratoires et les conditions d’attribution de la nationalité.

Le conflit israélo-palestinien appartient par contre au registre du droit international dans lequel les États tiers au conflit sont éventuellement compétents, lorsqu’ils agissent dans le respect des principes des Nations unies.

Si elle devait persister dans sa stratégie, la France Insoumise ne s’expose pas seulement à briser un cartel mais à polariser une société déjà fracturée. L’histoire de l’Europe a déjà montré comment l’antisémitisme pouvait s’insinuer dans de telles fractures.The Conversation

Christophe Sente, Chercheur en sciences politiques, Université Libre de Bruxelles (ULB)

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.